LE CADRE NORMATIF DES DROITS DE L’HOMME EN AFRIQUE :
ÉVOLUTION, TENDANCES ET DÉFIS
Évoquer le cadre normatif des DH en Afrique, et
notamment son évolution, ses tendances et ses défis nous pousserais à retracer
3à ans d’histoire de la protection des DH par l’Organisation continentale
africaine. Cette évolution est en effet à la fois systématique et substantielle
(I). Les tendances en la matière sont plus qu’encourageantes au moment où les
défis sont énormes (II).
I. Évolution
à la fois systématique et substantielle
Depuis l’adoption de la Charte africaine des DH et des
peuples (Charte de Banjul), le tissu normatif africain des DH s’est
systématiquement étoffé (1). Cette évolution est doublée d’une évolution
substantielle dynamique et ambitieuse (2).
1. 1 Une évolution systématique à partir de
la Charte de Banjul
Dans le discours sur le cadre normatif des droits de
l’homme en Afrique, l’année 1981 et l’adoption de la Charte africaine des
droits de l’homme et des peuples constituent des repères inévitables. D’un
point de vue historique, il n’est pas exagéré d’affirmer que la Charte est
l’instrument-mère, la borne première de création du système africain des droits
de l’homme.
Dans l’histoire du système, on note pourtant une
tendance dynamique à la création des normes. En effet, dès après 1981, il ne
s’est passée une décennie sans que les États n’adoptent une nouvelle norme. On
note ainsi que l’année 1990 voit l’adoption de la Charte africaine sur les
droits et le bien-être de l’enfant et que la décennie suivante, en 2003, est
adopté le Protocole dit de Maputo sur les droits des femmes en Afrique.
Jusqu’en 2014, d’autres instruments sont adoptés dans un rythme soutenu même
s’ils n’ont qu’une implication induite pour les droits de l’homme. C’est
évolution systématique est doublée d’une évolution substantielle
ambitieuse.
1. 2 Une évolution substantielle dynamique
et ambitieuse
Outre le caractère quantitatif de son évolution
normative, le système africain des droits de l’homme a connu un développement
substantiel. On peut constater à cet égard que les grands développements
normatifs successifs ont essentiellement visé le renforcement des droits
contenus dans la Charte de Banjul. A titre d’illustration, on note que la
Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant adopté en 1990 tend à
fouetter le contenu et la portée des droits consacrés par les dispositions de
l’article 18(3) de la Charte de Banjul. Dans une approche similaire, l’adoption
du Protocole de Maputo a pour objet manifeste de donner un corpus élargi aux
mêmes dispositions de la Charte africaine. On constate qu’alors que l’article
18(3) de la Charte de Banjul se limite de manière vague à consacrer la
protection des droits de la femme et de l’enfant, les deux instruments
catégoriels traitent des droits de ces groupes avec force détail et une
précision qui, de manière indubitable, facilitent leur application et
renforcent leur jouissance.
On ne peut discuter ces développements substantiels
sans les évoquer également sous leur pan institutionnel. Ainsi, on observe
qu’alors que la mise en œuvre de la Charte de Banjul et celle sur les droits de
l’enfant est confiée à des organes quasi-judiciaires, le système s’offre les
moyens de son renforcement en créant, en 1998, immédiatement après l’adoption
du Protocole de Maputo, une Cour africaine. Cette évolution est significative
en ce que le Protocole qui crée la Cour en fait non seulement un organe
judiciaire dont les décisions sont exécutoires mais encore une juridiction dont
la compétence englobe celle des autres organes du système et les normes
sous-régionales et universelles des droits de l’homme. La jurisprudence
pionnière de la Commission de Banjul et celle du Comité d’Addis Abéba, d’une
part, et, d’autre part, la jurisprudence naissante mais déjà très prometteuse
de la Cour africaine illustrent à suffisance la portée et la qualité des
développements normatifs du système.
L’évolution normative est marquée par des tendances
originales même si l’ensemble du système fait face à des défis majeurs.
II. Tendances
et défis
L’évolution normative ci-dessus esquissé se diversifie
de plus en plus (1) au moment même où le système africain de protection des DH
fait face à des défis de plus en plus complexes (2).
2. 1 Une évolution normative de plus en plus
diversifiée
Outre la tendance à l’évolution discutée plus haut, on
pourrait considérer que le système fait également l’expérience d’une tendance à
la diversification. On devrait davantage s’exprimer en termes de
diversification philosophique en ce que le développement substantiel des normes
du système africain s’est accompagné d’une diversification qui interroge la
philosophie originelle du système. En effet, face aux défis liés au renouveau
démocratique largement introduit sur le continent dans les années 90, le système
africain des droits de l’homme a connu l’émergence d’instruments d’un type
nouveau tant par leur innovation que par leur hétérogénéité. Un exemple typique
est la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance
qui, tout en prescrivant largement des obligations à la charge des Etats, ne
crée pas moins des droits subjectifs au bénéfice des individus et des groupes.
A l’occasion de l’arrêt qu’elle a rendu il y a quelques jours dans l’affaire
APDH c/ Côte d’Ivoire, la Cour africaine a jugé que la Charte africaine de la
démocratie est un instrument des droits de l’homme en ce que les obligations
qu’elle prescrit génèrent des droits équivalents au profit des individus. Ces
développements ont un impact indéniable sur la philosophie-même du système
africain des droits de l’homme à la lumière de l’interdépendance désormais
largement acceptée entre droits de l’homme, démocratie, gouvernance et Etat de
droit. Le préambule de la Charte de la démocratie ainsi que l’Acte constitutif
de l’Union africaine confirment bien cette tendance.
Au demeurant, on note une tendance du système à la
duplication notamment par le truchement de l’émergence de régimes de droits de
l’homme dans le cadre des ensembles économiques régionaux. Sur un premier plan
par exemple, on observe l’adoption ou la reprise des normes continentales dont
notamment la Charte de Banjul par la CEDEAO, la Communauté d’Afrique de l’Est
et la SADEC. De manière très notable, la CEDEAO reconnait la Charte non
seulement dans son Traité révisé de 1993 mais l’adopte entièrement dans son
Protocole sur la Bonne Gouvernance et la Démocratie. Sur un second plan, à
partir de 2005, la CEDEAO confère à sa Cour de justice une compétence pour
connaitre de plaintes en violation des droits de l’homme notamment sur la base
de la Charte africaine. La Cour de justice d’Afrique de l’Est et le Tribunal de
la SADEC ont également, de manière implicite, examiné des affaires en
application des dispositions ou principes de la Charte. Si une telle tendance
peut offrir aux justiciables une palette institutionnelle plus large, les
risques de duplication et d’émiettement ne sauraient être sous-estimés. Le
système peut en conséquence achopper entre autres sur des questions de
compétences concurrentes, de contrariétés de décisions et d’insécurité
juridique ou judiciaire. Les défis ne manquent pas non plus dans le système.
2. 2 Des défis de plus en plus complexes
Les défis du système africain des droits de l’homme se
conjuguent tout d’abord par la nature vague et imprécise de certaines normes.
La question de l’imprécision est déjà au cœur de la Charte de Banjul elle-même
avec les difficultés rencontrées dans son interprétation et son application. On
peut citer ici cette absence criarde du droit à la nationalité qui doit faire
l’objet d’une induction presque forcée du droit à la « personnalité
juridique ». Il en est de même pour une série de droits au procès
équitable tels que le droit à une décision de justice qui ne sont pas évidents
aux termes des dispositions de l’article 7. La corroboration des textes
français et anglais est un autre impératif à l’heure d’un contentieux plus
abondants qui requiert une interprétation la plus précise possible.
L’illustration en est faite avec la définition du res judicata prescrit
à l’article 56(7). Dans le même registre, le contexte historique de la
consécration du droit à l’auto-détermination pose un frein sérieux à une
interprétation et une application dynamique des dispositions des articles 20 et
21 de la Charte. La problématique à cet égard se résout à la question de savoir
si, dans le contexte africain d’un uti possidetis aujourd’hui
coulé dans le marbre, l’auto-détermination peut dépasser son acception
originelle politique pour embrasser pleinement une perspective inévitablement
économique et sociale.
Pêle-mêle, certains autres défis sont réalisés par
l’inexistence de mécanismes structurés de mise en œuvre des normes et des
décisions rendues par les organes en application de ces normes ; la duplicité
des régimes aux niveaux continental et sous-régional ; l’imprécision des normes
et la faiblesse des moyens quant à la mise en œuvre d’une complémentarité
opérationnelle entre les régimes et notamment les organes de protection ; ou
encore la faible adhésion des Etats aux régimes et au respect des normes.